Couverture du livre Pierre feuille ciseaux

pierre — Il ne l’a pas vue venir, cette masse de béton, il ne l’a pas vue sortir de terre et pousser là-bas, de l’autre côté du « Champ », aux confins de Saint-Denis et de Pierrefitte, et ce matin, écarquillant les yeux, front collé à la fenêtre de sa chambre, une fois le rideau tiré, il n’en revient pas, putain c’est quoi ce truc ? Du septième étage de la tour, un paysage sans horizon compresse des plans successifs qu’il déplie mentalement, auxquels il rend de l’épaisseur et du volume : il connaît par cœur le plan-masse de la zone, sait les axes circulatoires, les interstices, les toits et les caves, le seul endroit où il n’a jamais mis les pieds justement, c’est le « Champ », un chaos biologique qui le met mal à l’aise, faune et flore inconnues, histoires morbides sinuant dans les buissons, silhouettes entre- vues, mauvaises rencontres. Alors ce corps étranger, cet intrus, comment a-t-il pu ne pas le voir, en louper le chantier, la noria des camions et l’afflux des ouvriers, les grues pourtant si rouges ? Au vu de ses proportions rapportées à l’échelle du paysage, c’est vraiment une chose énorme, un mastodonte. Il ira voir.

– Maylis de Kerangal, Pierre feuille ciseaux, 2012, avec les photographies de Benoît Grimbert

 

En relisant en patientant, une chronique de confinement par Le Bec en l’air